Un mariage contre nature

 

Il s’agit de celui du cœur et de la raison, tel que le matérialise aujourd’hui la montre, qui, au cours de son histoire a passé d’un rôle vital pour la navigation à un statut frivole de signe social. En effet, on s’aperçoit que sa dimension technique, supposée prépondérante, a progressivement cédé le pas à la dimension passionnelle. Plus concrètement, l’évolution récente de la montre met en évidence qu’elle n’obéit pas aux règles et aux apports du progrès scientifique. Elle semble comme traversée par les révolutions industrielles et s’en retourne ensuite à sa vie passionnelle. Il en fut ainsi de l‘avènement du quartz, de l’affichage digital et du radio asservissement, qui furent chacun une raison de voir disparaître la montre mécanique justement en faveur aujourd’hui.

Certes, comme on aime à le dire : le cœur à ses raisons que la raison ignore.

Néanmoins, pour qui s’interroge sur le devenir de l’horlogerie, rencontre entre art et industrie, ceci donne un sentiment d’imprévisibilité. La montre prend acte des évolutions et révolutions mais n’en fait qu’à sa tête : dédaignant certaines, en détournant d’autres à son profit.

En outre, disons le, le marketing n’est pas aussi maître en la demeure qu’il ne le croit. Il n’est que l’intendant de la place, et pas plus que la science, il n’a prise à coup sûr sur le destin du couple.

Au delà des révolutions technologiques, réelles elles, du XVIIIe siècle, c’est le lieu symbolique de l’objet qui nous interpelle. Il n’est donc pas question de refaire l’histoire de l’horlogerie, ni d’en retracer l’évolution technique. Seulement, l’interrogation  de l’aspect irrationnel de cette alliance nécessite une approche différente. Nous avons choisi celle de la quête initiatique. Celui qui cherche, pour être admis – l’impétrant- va donc s’engager dans des voyages symboliques pour tenter de pénétrer le ressort (si on peut dire) de cette alliance. Le vrai défi, on l’aura compris, est surtout de comprendre s’il est possible  d’anticiper, de prévoir où ce couple infernal nous emmène.

 

 

Celui qui cherche une grâce

 

L’impétrant se découvrit comme tel un matin de septembre 2000. Il est nécessaire de relater les circonstances de cet éveil à une attitude humaine nouvelle, à l’orientation de sa vie par un but somme tout très abstrait. La quête en question n’avait rien de religieux, on ne peut donc parler vraiment d’illumination, mais il y eu néanmoins ce jour décision d’orienter sa vie vers une connaissance lui permettant de ne plus subir la limitation que nous impose la contradiction séparant raison et émotion.

Venons en aux circonstances ayant suscitées chez un individu commun la volonté d’impétration, soit d’obtenir une grâce, ici celle d’un savoir particulier.

L’entreprise qui l’employait depuis peu lui enjoignit de prendre part à une formation à même d’assurer  à chaque collaborateur les connaissances horlogères minimales. Le future impétrant se plia en apparence de bonne grâce à cette injonction, soucieux de donner une image favorable à son nouvel employeur. Mais en dedans de lui, sous l’influence de cet orgueil qui avait à la fois projeté sa vie vers l’excellence et à la fois amputé sa personnalité de l’humilité affichée et de la conformité militante permettant l’avancée sociale, il fulminait. Gavé d’expériences industrielles, artistiques, livresques puis académiques, il se croyait à l’abri des appreneurs. De plus il avait une certaine réticence à subir le sabir des derviches de chez Tarquier, la marque mondialement connue des riches et des pauvres. Dans ce climat mental incertain, il quitta donc la montagne des manufactures pour de rendre dans cette zone tiède dite « le Plateau », où se trouvait le lieu de séminaire.

Au fil des heures, puis des journées sa réticence s’émoussa progressivement. Visiter l’horlogerie fut tout à coup parler d’astronomie, de physique, de navigation, de géographie. Puis, ainsi sensibilisé, vint le moment clé de ce récit. On ne s’étonnera pas de cet enchaînement : toute initiation n’a-t-elle pas comme préalable un affaiblissement du récipiendaire, cette vulnérabilité momentanée permettant l’irruption d’un être au monde dans lequel le senti vient remplacer le su ?

L’épreuve était insolite dans ce contexte de savoirs multiples : il s’agissait de démonter  puis de remonter un mouvement de montre.

Au premier chef, il se pensa capable de passer aisément cette épreuve, : n’avait-il pas une formation de mécanicien et quelques années (lointaines, certes) de pratique du métier !

Alors au travail. D’abord, que c’est petit, même découvert au travers du binoculaire. En fait, cette première étape est aisée, rappelant à l’impétrant une préadolescence aventureuse dans le domaine de la mécanique avec le moteur de la moto de son père. Démonter fut facile, mais remonter aurait réclamé la précaution d’une ordonnance des composants, d’une géographie visuelle et mentale des étapes d’enchaînement. Voilà bien une première leçon, voilà comment on réussit à son tour le miracle mille fois réitéré du passage de l’homo habilis à l’homo faber :  par la découverte de la méthode.

Il démonta donc le calibre 16 lignes et demi ETA 6497 en suivant les instructions, déposant soigneusement les divers éléments en ligne sur l’établi.

Cette première part de l’épreuve n’eut rien d’impressionnant. Au signal du superviseur, il fut autorisé au remontage.

D’abord, poser les roues d’ancre, de secondes, de moyenne et la roue de centre. Elles doivent être parfaitement placées car le pont de rouage va les recouvrir, et la  conscience du risque d’écraser l’un des pivots en agissant brutalement augmenta sa concentration. Désormais coupé du monde par sa tâche, il posa le barillet et son pont, remis les trois vis, puis intégra à l’ensemble le rochet et sa vis. Il fallait ensuite poser l’ancre. Cette fois, la pièce est minuscule, fragile, et les brucelles, sous le binoculaire, énormes et maladroites. Il augmenta encore sa concentration et finalement la pièce, puis son pont et les deux vis furent posées. Il saisit l’élément suivant, le pont de balancier, avec le spirale qui pend. Il sent presque physiquement la vulnérabilité de cet élément livré à des forces démesurées. Il doit s’y prendre à plusieurs fois, finit par placer le spirale correctement et appuie le pont à sa place.

A ce moment, le mouvement se met à osciller.

Une vague d’émotion l’envahit, il sent ses yeux se mouiller, il est pétrifié et attendri, il a l’impression d’assister aux débuts de la vie de cette chose. Indifférent à la raison qui lui dit qu’il n’y a là rien de vivant, il reste un long instant à regarder fonctionner ce mouvement comme s’il l’avait lui-même fabriqué.   

C’est au sortir de ce lieu et de son éclair émotionnel qu’il changea. Certes, du seul point de vue mécanique, il passa de la mauvaise conscience diffuse d’un assassin de motocyclette à l’entrée quasi initiatique dans la fièvre de l’horlogerie, et elle ne le quittera plus. Mais le véritable changement concernait des lieux bien plus profonds de son être.

D’abord, il vécut différemment la visite en groupe du musée de l’horlogerie. Les lieux lui étaient familiers, mais cette fois, riche d’une nouvelle acuité, il avait le sentiment de découvrir les choses. La vue des montres de Breguet et de leur mystérieuse élégance réactiva en lui une partie de l’émotion vécue au travers du binoculaire. Il sut qu’il était devenu l’impétrant.

      

L’objet de sa quête était certes diffus. Il connaissait évidemment, bien avant son expérience de dissolution dans la danse de l’échappement du calibre 6497, ces instants où l’on croit surprendre, comme un rai de lumière par la fente d’une porte mal fermée, un ordre supérieur du monde. Par exemple dans l’Agnus Dei de la messe en Si. La lente et paisible introduction des cordes nous communique sa sérénité. Quand arrive sa cadence conclusive, notre entendement musical nous prépare à un accord final de résolution, sur le premier temps d’une mesure. Mais Bach arrête la musique avant cette détente harmonique, et nous immobilise ainsi en attente. Nous sommes arrêtés au bord du chemin, et ne pouvons que laisser passer les six notes descendantes de la voix de soprano, aérienne, surhumaine, parfaitement juste. Et c’est à ce moment que vient l’envie de pleurer.

Il se dit que ces deux expériences avaient quelque chose en commun, certes, mais qu’elles différaient néanmoins en ce que le mouvement d’horlogerie est un objet matériel, alors que la musique est déjà en essence de l’émotion. Il lui apparut alors que sa quête serait de comprendre comment les objets pouvaient soudain en quelque sorte s’humaniser, se placer dans une sorte de zone intermédiaire entre les êtres et les choses.

Et l’horlogerie est un des lieux privilégiés de ce phénomène.

 

 

Le bureau Zénith

 

 

L’impétrant entreprit de créer un contexte propice à son voyage vers l’esprit des choses, un refuge où se trouverait comme matérialisé les relais les plus saillants de la réflexion à engager, et du chemin à ne pas quitter.

Ce fut facile. Comme un signe attendu, il découvrit le jour même, chez le brocanteur voisin un établi d’horloger de la manufacture Zénith. Il émanait de cet objet cette impression fugace que l’endroit est occupé, habité, que son utilisateur va revenir d’un instant à l’autre. Il avait à l’évidence servi à plus d’une génération d’horlogers, et Georges Favre-Jacot avait du poser une main sur leur épaule pour se pencher et jauger du premier coup d’œil l’avance du travail, la progression journalière quasi végétale de la superposition des complications.

Parti du Locle, l’établi se signale à Lausanne; il sera le bureau de l’impétrant à La Chaux-de-Fonds.

De cette base il fallut constituer le cercle de la pensée. Les objet constituant le Mandala s’imposèrent d’eux-mêmes, déjà dans la maison comme s’ils attendaient cette fonction et ce jour.

 

 

D’abord le météorite. Il est la minéralité absolue, l’envoyé des lieux sans vie. Et pourtant, poussière d’étoile parvenue du début du monde, il fascine chacun. Les péripéties du voyage lui ont données sa forme ; nous n’en finissons pas d’essayer d’entendre ce qu’il nous dit. Il est l’un de ces objets intermédiaires qui nous permettent de penser le cosmos.

Ensuite la statue africaine. Elle témoigne du génie de l’homme de se penser et de se représenter. Elle nous interpelle en nous même mais elle est commune à tous. Il est l’un de ces objets intermédiaires qui nous permettent de penser l’individualité.

Enfin l’outil, prolongement de la main, mais aussi de la pensée. Celui là est rudimentaire, mais assure une tâche impossible à l’œil et au toucher : mesurer les épaisseurs restantes de fonds de boîtes. Il est l’un de ces objets intermédiaires qui nous permettent de penser la matière.

 

Il s’assit et pensa que chacun de ces objet désignait un voyage symbolique à entreprendre. Il se dit encore que la quête devait aller du matériel au spirituel, donc en inversant l’ordre dans lequel ils s’étaient rappelés à sa pensée. Il était prêt à entreprendre ces voyages.

 

 

Le voyage dans matérialité

 

Dans tous les rites initiatiques, le premier voyage est celui de la confrontation avec le concret, de l’interrogation l’apparence. L’impétrant débuta donc tout naturellement sa quête en retournant au musée, bien qu’il le connaisse, on l’a déjà dit.

Il s’efforça d’y entrer l’esprit vide, anxieux de cette première affirmation de ce qu’il ressentait encore comme une personnalité d’adoption. Mais la lumière assez basse du lieu, parsemé des îlots de vitrines horizontales, des fenêtres chaleureuses des vitrines verticales et enfin de la multitudes d’objets pendus au plafond, tout ceci suscita certainement la résurgence de cette trace immémoriale de la caverne, enfouie en chacun de nous et lieu désigné de la naissance à soi-même. Apaisé, il laissa venir en lui les sentiments et les pensées qui allaient engager son premier voyage. Il n’était, en effet, pas question de chercher ou de lire, en un mot de vouloir. Au contraire, le temps était venu de faire le vide pour que l’esprit de ces objets l’atteignent.

A partir du premier constat que dans cette concentration un peu déroutante toute l’histoire de l’horlogerie était là, il se rendit compte que le fil conducteur de la progression historique n’était pas une finalité, mais un incitation à voir, non pas le résultat de l’évolution, mais ses motifs. Notre immersion dans une culture établie sur la dynamique du renouvellement, engendrant le mythe du progrès, nous incite à lire l’ancien comme forme inachevée du nouveau, cela selon une progression continue allant des origines à nos jours (selon la formule consacrée). Il se dit aussi que cette marche forcée dans le temps avait généré comme réaction une démarche en sens inverse : la valorisation artificielle du passé.

Ainsi, se dit-il, nous sommes devenus ceux qui ratent le présent.

Cette petite méditation s’interrompit comme un songe arrivé à son terme. Il vit l’étrangeté du lieu, comme s’il le découvrait, et cet instant de vide permit à la réflexion qui cheminait de trouver son passage à la conscience : il y avait d’autres grilles de lecture possibles de cet endroit et des objets qu’il contient. Regardant autour de lui, passant du mécanisme d’horloge d’église à une horloge de marine, à un oignons du 16ème siècle, à la premier montre à diapason, il comprit : en réalité, le rassemblement de tous ces objets cache qu’ils ne servent pas à la même chose.

 

Il laissa encore courir son regard, passant d’une des choses exposées à l’autre. Elles sont ici parce qu’elles ont en commun d’être des garde-temps. Mais ces objets ont aussi des aspects divergeant ! Il se dit qu’en identifiant ce qui les différencie, une nouvelle approche va s’imposer, rendre visibles d’autres logiques d’évolution. Plus simplement, il fallait considérer que la dimension technique n’est pas le seul moteur des changements faisant cette histoire.

Accrochées au plafond de cette caverne du savoir, comme des chauves-souris métalliques, les horloges d’église lui parlent tout à coup. Elles évoquent aussi des squelettes. Est-ce parce qu’elles sont hors de leurs enveloppes ? En fait, avant d’être transplantées dans un musée, elles étaient parties intégrantes d’un lieu. Leur statut initial est donc de l’ordre de l’immobilier.

La pendule de salon ou le chronomètre de marine, eux, possèdent une enveloppe. Ils sont partie de la maison ou du navire, mais néanmoins déplaçables. Eux appartiennent à l’ordre du mobilier.

Et ensuite ! La montre de gousset possède un statut encore autre. Elle a acquis une indépendance au lieu, elle est devenue un objet autonome.

L’impétrant s’interrogea sur cette évolution et sur sa suite possible. En effet, quel statut attribuer alors à la déclinaison du garde temps venue ensuite : celle de montre bracelet ?

De retour chez lui, intrigué, il ouvrit un dictionnaire[1], chercha et trouva :

 

Montre-bracelet, n.f. (pl. montres-bracelets). Bracelet-montre.

 

Interloqué, il savoura cet instant d’euphorie légère que suscite le rire réprimé devant  un trait d’humour venant d’un groupe dont on ne fait pas partie. Il se reprit en choisissant d’être de bonne volonté, rouvrit le dictionnaire et interrogea la réponse précédemment reçue.

 

Bracelet-montre, n.m. (Pl. bracelets-montres).

Montre portée au poignet et fixée à un bracelet.

 

Voilà donc quelque chose que nous apprenons. Des deux protagonistes de cette alliance curieuse, chacun peut prétendre à la première place. Donc la manière d’utiliser l’objet est aussi important que l’objet lui-même !

Il laissa vagabonder sa pensée sur le sujet. Deux trois choses lui vinrent à l’esprit. D’abord que nous avons une réticence à regarder sur la montre d’une autre personne : en fait, l’heure se demande. Ainsi, se dit-il, la montre bracelet est une montre soustraite à l’espace public et intégré à la personne. Il se dit encore que dans la publicité, dans les luxueux catalogues, de manière générale, la montre bracelet est présentée sans son bras. N’est-ce pas parce qu’on pressent que pour qu’elle soit visible, il faut la ramener dans l’espace public du monde des objets, statut qu’elle avait donc perdu ? Il se souvint aussi de cette petite scène, mille fois vécue en situation conviviale dans le pays horloger : une question, un regard appuyé sur le poignet, et l’heureux propriétaire enlève sa montre et la tend. Elle passe de mains en mains, les commentaires fusent, d’autres montres entrent dans le circuit…

Que conclure de cela ? Il se dit que ce qui apparaît comme étant l’ultime métamorphose de la montre – son intégration au corps propre par l’entremise d’un bracelet – a constitué le franchissement d’une limite, celle de l’usage social, mais  pour quel bénéfice ?

L’impétrant mesura l’étrangeté de ces objets particuliers, qui semblent échapper à l’état de chose en ayant une évolution propre. Mais n’en est-il pas ainsi de tout notre environnement, dont les constituants n’existent qu’au travers de leur utilisation, donc de besoins spécifiques ? Mais sous qu’elles contraintes, certains objets – en particulier montres et horloges – changent-ils de rôles dans les échanges sociaux.

Remontant tout à coup à la surface des eaux dormantes de la mémoire où elle attendait son heure, une approche de ces changements qui ne l’avait pas tellement interpellée sur le moment s’empara de son esprit. Elle était celle qui décrivait l’évolution industrielle[2] en termes d’intégrations successives. Elle postule qu’une activité va tout à coup être envisagée comme pouvant s’appliquer à elle-même, créant ainsi un niveau supérieur d’activité, intégrant le précédent comme objet. L’exemple de l’outil illustre bien cela, et nous propose une lecture de l’évolution de la modernité.

Ainsi, alors qu’au XVIIIe siècle l’outil est l’objet de manipulations directes, comme prolongement de la main, il va devenir au XIXe siècle élément d’un ensemble, et plus est, d’un ensemble tendant à l’autonomie. En d’autres termes, la main de l’homme agit sur la machine. Mais ce processus d’intégration va se réitérer. Au XXe siècle apparaissent des machines qui sont manœuvrées par d’autres machines. En fait, il n’y a plus simple association mais réseau intégrant la pensée elle-même.

L’impétrant se dit que la montre portait évidemment la trace de cette évolution historique, et que ce n’était pas seulement pour ce qui était de sa fabrication. Mais la notion d’outil l’interpellait. En effet, au delà de son usage commun, on s’aperçoit rapidement que le terme renvoie à bien plus qu’à une chose parmi les autres.

Un  outil se rapporte à un environnement opératoire, on l’oublie quelque fois, preuve en est l’interrogation « à quoi ça servait ?» qu’il suscite lorsqu’il est extrait de ce contexte. Or, comme par hasard, au XIXe siècle, les collections de curiosités, puis l’ethnologie elle-même[3], font émerger l’outil-décor, à l’utilité perdue mais au statut nouveau : celui d’objet. Il n’est devenu « autonome », mais viable par lui-même qu’en apparence puisque déjà emprisonné dans un nouveau rôle : celui de signe. Chacun ne peut que constater aujourd’hui l’existence de ces collections, étendues ou restreintes, décorant façades ou cuisines, criant au monde le regret d’un âge d’or où la vie était simple et harmonieuse.

Le nouveau statut que matérialise la montre bracelet ne participerait-il pas de cet ordre des signes ?

 

L’impétrant était maintenant dans la rue. La densité de sa préoccupation l’avait fait quitter le bureau Zénith et sa maison, pour marcher. Souvent, l’activité permet, en effet, le fonctionnement de la pensée «en tâche de fond», comme disent les informaticiens. Penser n’est pas un acte volontaire, mais création d’un conflit cognitif qui se négocie à l’interne, à notre insu. Il faut donc occuper le corps pour tromper l’esprit et lui donner sa liberté. L’autre technique possible pour cela est de manger, mais elle a le désavantage d’une efficacité limitée dans le temps de par le dommage collatéral d’une somnolence post-alimentaire. Mais le registre du péripatéticien comporte tout de même le désavantage d’une diminution de l’intérêt à l’environnement. La cité reprit ses droits sous forme d’un double hurlement : celui des freins d’une voiture et du Bernard-l’hermite qui l’habite. Figé au milieu d’une route sur laquelle il était indésirable, l’impétrant comprit qu’il était face à une autre entreprise d’autonomie : l’auto-mobile. Voilà à nouveau une même évolution : d’abord char, simple outil impersonnel, puis char autonome et enfin  objet-signe.

 

Rendu perplexe pas tant par sa mésaventure que par le tour que prenait sa réflexion, donc toujours distrait, il se heurta à un badaud lui-même obnubilé par une concentration abusive sur l’ouie : il téléphonait et ne prêtait aucune attention à sa victime. Il est vrai que l’abonné Violet ne s’excuse pas volontiers, peu capable de gérer deux aspects de la réalité. Alors il vit qu’un autre exemple venait s’ajouter à sa réflexion : le téléphone ne concrétisait-il pas le même genre de métamorphose sociale ?

D’abord immobilier, - puisque fixé au mur -, puis mobilier – déplaçable dans son lieu d’accueil-, il devient autonome grâce à la technique, mais échappe rapidement à ce seul statut fonctionnel. La forme, la fonction et l’usage se modifient sous nos yeux : le allô centenaire est devenu « t’es-où ? », témoignant à la fois de l’autonomie acquise et de l’angoisse d’abandon.

 

En un sursaut, l’impétrant se concentra sur la réalité urbaine, conscient qu’il n’échapperait pas une seconde fois à la mort, et chercha refuge au musée des Beaux–Arts tout proche, bien que son silence froid ne soit pas accueillant en soi.

Il échappa ainsi au tumulte du monde mais pas à celui de son esprit. C’est donc sans le vouloir (cru-t-il) qu’il se trouva face à face avec l’âge d’or horloger. La  grande toile de Kaiser célébrant le travail de l’atelier lui parut tout à coup pleine de significations, mais pas celles qu’on a coutume de voir. Les poulies tournant au plafond, redescendant l’énergie par une courroie sur les machines n’illustraient-elles pas la quête d’autonomie et en même temps son illusion ? En effet, les machines allaient devenir autonomes, soit chacune pourvue d’un moteur propre, mais en réalité liées dans un autre réseau : celui de l’électricité. N’en est-il pas de même pour la montre. Elle est autonome parce que dépendante d’un réseau : celui du temps mesuré. Mais est-ce tout ? Il le soupçonnait, d’autres réseaux d’appartenance liaient les montres entre elles, des réseaux immatériels, dont il faudra chercher la raison bien au-delà du visible.

 

Le matin suivant, l’impétrant sentit à nouveau que sa pensée peinait à trouver un chemin. Il se mit donc en vagabondage, mais lâchement, le fit en voiture. De petites routes vers d’autres, il s’arrêta subitement à La Grébille. En fait les tables en bois massif et l’énorme chien roux à la tête plissée le hélèrent, presque à son insu. Les agriculteurs–aubergistes étaient à cette heure plutôt l’un que l’autre, aussi les lieux  étaient-ils plongés dans un abandon rassurant, juste enveloppé des bruits atténués de la ferme. Dans l’air encore un peu frais. il se réjouissait sans impatience du moment où on s’apercevrait de sa présence et qu’on lui apporterait un café. Alors retentit la sonnerie un peu aigrelette du téléphone, signal oublié  qui le plongea dans le climat de l’épicerie familiale de son enfance, qui abritait un des rares appareils du quartier. Plusieurs fois dans la journée, il devait aller chercher dans un immeuble voisin la personne demandée, par quelqu'un qui attendait de nombreuses minutes : voilà donc encore une relation au temps qui a changée sans que nous en ayons conscience. Il retrouva du coup le fil perdu de la réflexion. En effet, il  y avait là une fois encore matière à réfléchir à l’autonomie. Les premiers téléphones utilisent une sonnerie électromagnétique. C’est une transcription technologique de la cloche battue. L’avènement de l’électronique permet d’éviter la phase mécanique en agissant immédiatement sur un petit haut-parleur. C’est un acquis, il permet une nouvelle autonomie, ici par rapport à un mécanisme sur-ajouté. Or, on ne passe, dans un premier temps, que du signal unique à la possibilité de choisir parmi plusieurs signaux  impératifs qui restent des simulacres de carillons. Ceci met en évidence notre difficulté à remettre en cause les conventions acquises. Le changement vient subitement, avec le nouveau statut du téléphone, son autonomie (encore). Après une période de statut quo, un mystérieux signal libère l’exploitation des possibilités techniques présentes : l’appel pourrait-être une évocation musicale. La suite est bien connue : le téléphone est devenu une sorte d’équivalent du tag dans l’affirmation effrénée de soi. Mais attention, la marge de manœuvre est étroite. Il faut faire comme les autres, mais s’en distinguer néanmoins, mais sans dépasser ce qui fait la légitimité de l’appartenance.  Chacun aura pu se rendre compte du conformisme de cette touchante affirmation d’individualisme musical : on n’y invoque guère Stravinsky ou Charlie Parker. Certes l’encombrant tag est de l’ordre du transgressif, mais ne voyons nous pas bien souvent les signes de différenciations renverser leur caractère de provocation et devenir signes d’appartenance ! Pensons aux cheveux longs ou aux boucles d’oreilles masculines … L’impétrant se rendit compte de l’inquiétude que venait de faire naître en lui cette pensée. Allons nous tous devenir des tagueur ? Ou alors montres, sonneries de téléphones et voitures sont-ils nos tagues de nantis ?

 

 

L’impétrant compris mieux alors la particularité de l’aventure horlogère. Le progrès technique n’est qu’un des facteurs de l’évolution de la montre, d’autres exigences sont venues en influer la forme et la finalité.

S’il est vrai, se dit-il, que le XVIIIe siècle donne sa forme à la montre, on peut dire que les innovations apportées durant le XIXe siècle ne doivent pas être vues comme le résultat d’une progression quasi continue d’améliorations, obéissant ainsi  au principe du progrès, qui est de fait notre «Weltanschauung», entre superstition et religion. Non, les améliorations répondent en réalité à un projet de recherche d’autonomie. Le mécanisme du tourbillon illustre cela avec évidence, il n’est pas fondateur de la montre, mais une extension obéissant au principe d’intégration : il est, en effet, une régulation de la régulation.

 

Une chose encore le préoccupait, sur laquelle il se promit de revenir : comment s’explique (en dehors de l’alibi de commodité, habituellement invoqué) le passage de l’heure personnelle du gousset au poignet ? Quelle est l’origine de cette exigence d’un surcroît d’intégration au corps, au détriment de la valeur sociale de la montre ?

L’impétrant réalisa alors qu’il n’était qu’a mi-chemin de ce voyage dans le concret. Tout comme l’arrivée sur une colline permet de voir la suivante, il comprit que la compréhension de l’existence de divers états sociaux du garde temps remettait en cause  l’apparente unité de leur finalités.

Le cheminement de l’impétrant allait lui faire découvrir que les machines garde-temps ne parlaient pas toutes du même temps.

 

Le voyage dans le temps

 

 

L’impétrant savait que de philosopher sur le temps est une occupation à plein temps ! Les philosophes ont fait de ce débat leur fond de commerce, et il pensa  (présomptueusement, il le craignait), que les questions qu’il se posait n’étaient pas tout à fait du même ordre.

Fidèle à sa méthode d’engager la réflexion qu’après avoir mis l’esprit en situation, il partit pour le bord du Doubs. Le car postal, ce témoins du temps ou l’intérêt commun n’apparaissait pas comme une menace envers l’individualité et la bourse, devait l’emmener à Biaufond. Il le quitta un peu avant. Alors, marchant au bord de la rivière, il su que le temps est quelque chose qui est produit par les autres. L’indifférence lourde du cours de l’eau saturait la vigilance aux événements, supprimant ainsi le temps immédiat. Mais ce n’est pas cela que mesurent les montres ! La promenade l’emmena jusqu’à Maison-Monsieur. Le pavillon des sonneurs, avec son petit clocher se reflétait dans le Doubs, autorisé ici à l’immobilité. Il savait que la cloche de l’édicule servait naguère à appeler le bac. Mais cette fonction de signal n’est elle pas le propre d’un type de temps ? Dans ce décors automnal, somptueux, il comprit ce qui différenciait temps des clochers et temps des horlogers. Le premier est collectif. Il n’est de la durée que bornée par les signaux, qui articulent tâches et moments de la journée. Au travers de l’injonction, c’est la communauté entière qui est appelé à la cohérence, à se conformer au mode commun de comportement.

La journée était magnifique, et même la barque attachée un peu plus loin ne suffisait pas à rappeler que le lieu est intégré à l’usage humain. Cette vacuité en évoqua une bien plus grande : celle vécue par les marins. Confrontés au surcroît de nature, ils ne savent plus où ils sont. Alors par le génie des horlogers, les hommes échappèrent au temps d’usage. Dorénavant, il faudrait faire avec un temps-grille, maillé comme un filet qui nous envelopperait.

Les navigateurs avaient besoin de comparer l’heures de lever du soleil avec celle de Paris[4], la différence, ramenée à la rotation terrestre, devenant distance. Le XVIIème siècle est l’âge d’or de la mécanique. On imagine plus guère que ce qui est devenu une activité manuelle, si ce n’est un passe-temps (drôle d’expression), fut la science rectrice de cette époque, comme le sont aujourd’hui biologie moléculaire et physique nucléaire. L’ingéniosité des penseurs-constructeurs est confondante. On ne se lasse pas, encore et toujours, d’admirer ces merveilles que sont les horloges marines dans leur boîtes en acajou, montées sur cardan. Leur précision était vitale : une seconde d’écart correspond à 464 m d’incertitude en mer[5], s’en souvient-on ? 

C’est donc là un autre temps que celui qui est vécu ! Pourtant, sur le navire (et dans notre vie) ils cohabitent : c’est tout de même la cloche qui ponctue la vie du navire. L’impétrant se souvint aussi de son enfance : les cloches sonnaient à 13h20, pour appeler au travail. Cela n’est-il pas curieux que les ouvrier qui construisent les instruments du temps physique restent astreint au temps de la discipline religieuse ? De cela il tira une vraie question : comment cohabitent le temps grille et le temps signal ?

Quel usage faisons nous de notre du temps mesuré ? Il faut d’abord se souvenir que la conscience n’est pas un état continu, mais une suite de tableaux, plus ou moins rapprochés. C’est une aptitude précieuse, coûteuse pour l’organisme qui l’évite en reléguant une part considérable de notre vécu en fonctionnement automatique. L’impétrant se souvint alors que quelques fois il regarde l’heure sur son poignet, puis le refait quelques instants plus tard car il ne sait plus ce qu’il a vu ! 

 

Pourquoi regardons nous l’heure ? Simplement pour savoir ce qui reste de temps, avant un rendez-vous, avant de manger, au final avant de mourir. En fait nous pallions à la disparition de la plupart des appels publics, néanmoins présents de manière implicite.

L’impétrant compris aussi que l’idée même d’heure est un lien social, puisqu’elle est la même pour tous. Simplement, auparavant, ce temps commun était réduit à des moments clés ponctuant la journée ou la semaine, entraînant des attitudes et activités institutionnelles. Mais comme aujourd’hui, on s’interrogeait déjà sur le temps restant. L’intervalle entre ces signaux s’est progressivement rempli d’impatience. Ainsi les premières montres n’avaient qu’une aiguille, mais ce n’est pas parce qu’il manquait un rouage à l’horloger[6]. A ce moment, l’unité de grandeur était encore la journée. L’apparition d’une conscience de cette attente généra des réponses. On aurait tort de croire que la montre-bracelet est la seule.

L’impétrant, dans un moment de faiblesse, désira apaiser la tension de la réflexion.  Il se laissa glisser dans le farfouillage internet. Il s’en voulait déjà de penser trouver des réponses dans cette loterie des malins, quand l’enseigne de l’horloge parlante[7] se déroula sur son écran. L’ordinateur a pensé pour lui. Merci. Il a sous les yeux une belle illustration de la dialectique entre besoins et réponses.

Dès les année 30, apprit-il, les demandes d’heure exacte affluent à l’observatoire, sur la ligne du directeur. Inspiré par la gêne occasionnée, ce dernier créé une entité autonome (encore) à même de répondre au citoyen inquiet de l’approche de sa mort. Succès immédiat : le premier jour seules 20'000 demandes sont satisfaites sur 140'000 !

Cette institution fut donc créée en réponse à une demande et a survécu jusqu’à aujourd’hui sous cette forme : la radio, au moment des informations, nous donne encore toujours ce top. Mais à la réflexion, la demande était-elle bien celle de l’heure ? La finalité (peut être pas pour tous, certes) n’était-elle, et est toujours celle de vérifier et d’ajuste sa propre heure, celle de sa montre !

L’impétrant, au matin de ce dernier dimanche d’octobre, jeta un coup d’œil à sa montre. Elle était posée à côté de son ordinateur, et marquait 10 heures, alors qu’au coin inférieur droit du traitement de texte s’affichait 9 heures.

L’heure d’hiver, il avait oublié.

Et l’horloge radio-commandée ? Elle marquait aussi 10 heures, évidemment, mais qui s’en était occupé. La question est volontairement naïve, mais il voulait en avoir le cœur net. Il enleva la pile. Il la replaça un peu plus tard, et les aiguilles commencent à tourner à grande vitesse pour s’arrêter à 12 heures. Elles n’en bougeront pas, puis vers 12h30, sans avertir,  l’observatoire reprend la main sur sa pendule.

Cette montre radio commandée est la solution à une quête tricentenaire. Nous avons enfin, à faible coût, l’heure exacte de l’observatoire, à tout instant. Dépassée la solution illusoire, irrationnelle du mécanisme autonome, basé sur l’hypothèse qu’il va égrener du temps en même temps que le temps. Ce simple récepteur peut prendre place partout, et n’est pas coûteux.

Pourquoi alors existe-il encore des montres mécaniques ? Cela  évoque évidemment la solution précédente trouvée au problème du temps à faire survivre en autonomie : celle du mouvement à quartz, 30 fois plus précis[8] que les meilleures montres mécaniques. Et cela évoque encore une autre autonomie, celle de l’économie possible des trains d’engrenages pour actionner des aiguilles par la possibilité de l’affichage lumineux. Or, on sait quelle dépréciation condescendante entoure aujourd’hui la montre à affichage digital.

Pourquoi la montre mécanique à affichage analogique survit-elle ?

 

En revenant en quelque sorte à la question de départ, l’impétrant comprend qu’il termine son premier voyage, et qu’il peut s’interroger sur le chemin parcouru et les répercussions sur sa conscience du monde.

Et bien, il croit maintenant que la montre aura accompagné l’avènement de l’individualité moderne, cette quête contradictoire à se distinguer tout en cultivant la conformité. Il croit aussi que l’extraordinaire élan technique engagé au XVIIe siècle pour assurer la précision des gardes temps autonomes nécessaire aux navigateurs et aux scientifiques se trouve en quelque sorte détourné par un besoin nouveau. L’inscription inéluctable de la rationalité dans la pensée de l’époque va, en effet, se répercuter sur la relation sociale au temps. En passant de l’instrument à l’objet, avec il est vrai un passage dans la sphère du bijou, qui d’ailleurs ne s’éteindra plus, le garde temps devient la montre. Elle est nécessaire dans un nouveau contexte social où on peut choisir sa vie en la situant dans la grille du temps plutôt que se rallier aux moments collectifs. Cette fonction va créer sa propre logique, supplantant celle du développement scientifique, dédaignant et rejetant l’innovation lorsqu’elle ne participe pas du visible ou du connoté.

La montre est au croisement de deux modes articulant notre vécu social : la dynamique du singulier dans le conforme et celle du temps individuel dans le temps collectif.

 

 

 

Le voyage dans l’individualité

 

L’impétrant s’assit devant le bureau Zénith. Il songeait que le second voyage qu’il entreprenait se restreindrait à cet endroit. La quête allait porter sur ce qui était hors du visible, il allait donc interroger les savoirs constitués et voyager à l’intérieur de lui-même. Certes, sa bibliothèque l’entourait. Toutes ces minces lignes, de grandeur, de couleur et de typographie différentes constituaient comme le code barre de sa vie de penseur. Il laissa courir le regard, laissant une fois encore la pensée s’orienter seule vers son but.

Il remémora alors le moment initiatique de la mise en mouvement du calibre 16 lignes ½. Il comprit que ce moment avait été vécu comme le passage de ce qu’il observait d’un état mental vers un autre. Il avait le sentiment d’avoir assisté à l’intrusion de quelque chose de matériel dans le registre de l’être. La danse des diverses pièces mécaniques s’associant pour cadencer le temps ne furent subitement plus une partie du monde, mais une part de lui-même.

Comment cela est-il possible ?

Une première réponse vint comme une évidence : il existe une frontière entre l’inerte et le vivant, et nous sommes équipés, dans nos fonctions les plus primordiales, du moyen de distinguer entre ces deux états du monde ? C’est une évidence, se dit-il, et nous l’avons tous expérimentée, souvent accidentellement pourrait-on dire. Il pensait à l’expérience du mouvement de recul de la main et/ou du cri d’effroi « ça bouge », réaction brutale traduisant le déni qu’apporte la réalité au présupposé  qu’on posait la main sur de l’inerte.

On peut imaginer qu’il est précieux pour tout organisme de restreindre sa mise en alerte en  distinguant dans l’environnement ce qui est potentiellement menaçant.

On peut certes mettre une étiquette toute prête sur ce qui arrive là, une description usuelle de ce que l’anthropologie à décrit sous le nom d’animisme. Ce système de relation au monde basé sur l’attribution d’une âme aux choses (et pas seulement aux animaux) nous semble appartenir aux civilisations anciennes ou cachées, alors que nous y adhérons tous peu ou prou, au gré d’exigences de notre vie émotionnelle. Ce n’est donc pas de faits ethnologiques que nous avons à débattre, mais d’un mécanisme mental des plus usuels.

Conscient de la limite de cette approche, il entreprit de poser la question différemment : comment notre possibilité ou notre besoin d’animer les choses peut-il faire d’un assemblage de divers matériaux quasiment un animal de compagnie !

Les nouveaux intérêts de l’impétrant étaient devenus omniprésents et débordaient du seule cadre de la réflexion pour envahir sa vie publique. Toute rencontre sur la rue, tout repas collectif, toute soirée amicale finissaient invariablement en discussions sur le thème horloger. Il est vrai que la région s’y prête, que le sujet y est un bien commun.

Lors d’une de ces conversations, engagée avec un spécialiste des mouvements, il s’enquit de la fréquence de fonctionnement de celui qui animait la montre de prix qu’on lui avait confiée. Il l’enleva donc du poignet, l’homme de l’art lui prit des mains et la porta à son oreille et laissa tomber, laconique  : on ne l’entends pas …

L’impétrant se demanda alors quelle était l’utilité de mettre dans une montre une mécanique si élaborée et fragile, si l’un de ses aspects spécifique est masqué. En effet, un mouvement quartz ferait l’affaire, et même mieux puisque plus précis.

Cela lui donna à réfléchir : et si l’aspect sonore était un des chemins pour comprendre comment la montre s’était introduite dans la sphère d‘échange du vivant ?

 

Il n’y pensa plus dans l’instant. Quelques temps plus tard, lors d’un voyage dans la plaine bressane,  cette réflexion fut réactivée par un événement singulier.

De manière tout à fait inattendue, et pour la première fois de sa vie, il vit subitement au travers de la vitre de sa voiture un vol d’oies cendrées, dans leur formation caractéristique. Saisi, il arrêta et quitta son véhicule, et à ce moment il entendit le bruissement extraordinaire du vol des migrateurs, comme un grand souffle, comme une plainte, donnant une impression de courage et d’effort qui  le plongea dans l’émotion.

L’émerveillement passé, mais empreint de la nostalgie diffuse que ce spectacle avait suscitée en lui, il reprit ses réflexions en se disant que l’émotion qu’il venait de ressentir était en fait d’un type particulier. Il se souvint qu’en un premier temps, seul le plaisir et la surprise l’habitaient. Ce fut lorsque la dimension sonore s’ajouta au spectacle que sa tonalité mentale changea. On aurait dit que l’écoute avait réactivé en lui une connaissance ancienne, un émoi primitif.

Certains bruits seraient donc plus vivants que d’autres ? Il écarta bien sûr de la réflexion les cris d’alertes et de détresse en usage dans l’essentiel des espèces, et constituant pour chacune comme un sur-organisme assurant la régulation des individus qui le constituent. Non. Il pensait aux bruits cycliques, renvoyant à l’évidence aux expériences primordiales du sonore : le souffle et le battement cardiaque. Ainsi nos expériences fondatrices, quelques fois prénatales, constituent un filtre entre nous et  le monde, prêt à donner une signification corporelle à ce qui les réactive. C’est ainsi par son corps que l’impétrant participe au vol des oies, et s’y identifie.

Ne devrait-il pas en être de même lorsque s’associent la progression hachée de l’aiguille des secondes et le bruit du mouvement, les deux ensemble constituant un rythme riche, de ceux qui induisent une tension d’attente !

 

Appelé en un autre lieu, l’impétrant choisit de s’y rendre en train, et prit le chemin de la gare. Il comprit subitement l’importance de cette dernière. Elle matérialisait finalement d’avantage le train que les locomotives et wagon proprement dits. La gare est l’endroit où le train devient un bien commun, en dehors il nous échappe, il n’est plus qu’un spectacle, que le signe d’un regret, de quelque chose dont nous sommes exclus. Il se rendit alors compte qu’on pouvait dire la même choses de l’heure. En effet, elle est la réplique dans l’espace temps de ce qu’est la gare. En dehors de l’heure, le train est inaccessible.

A la gare, on regarde rarement l’heure sur sa propre montre, si ce n’est machinalement, car là, elle est redevenue bien public, affiché, omniprésent.

Pris dans ses pensées il dut interrompre ses pas pour éviter un objet sur le sol. Il s’agissait d’une poupée de chiffon, de forme incertaine et de couleur délavée. Il eut à la fois du recul et de l’attirance devant cet objet inconnu mais familier tout de même. Lorsqu’il se baissa pour le saisir il fit l’association avec les cris d’enfants qui saturaient l’attention de la foule présente. Les parents avaient interrompu leur marche et comprirent instantanément l’origine de l’angoisse et du désespoir de l’enfant : la perte du « doudou ».

L’impétrant tendit l’infâme objet à la mère, qui se dirigeait vers lui. Elle le remercia gauchement, soulagée mais distante, comme si elle lui reprochait de s’être immiscé dans la sphère privée de la famille. Naturellement, l’enfant fut instantanément apaisé, et ce qui se lisait sur son visage n’était pas tant le plaisir que la sérénité d’une certitude : celle de l’unité retrouvée. 

Cette petite aventure est banale et universelle. Mille fois vécue et observée, elle ne trouva néanmoins une explicitation que par la perspicacité d’un homme bon et attentif qui avait consacré sa vie aux enfants et partant à leurs parents, mais qui était aussi empreint de la passion de l’évolution des idées. Psychanalyste, il postule chez l’enfant l’existence d’une zone intermédiaire entre le moi et le non-moi, le dedans et le dehors[9]. On peut l’illustrer en imaginant que les objets qui nous entourent sont comme des corps dans l’univers. Mais certains sont happés par l’attraction d’une planète, dont ils deviennent alors des satellites. Ils constituent ainsi une zone intermédiaire entre la planète elle-même et le reste de l’univers, mais appartiennent à l’un et à l’autre. Nos enfants inventent cet espace en reportant sur un objet familier les sentiments d’attachement et de dépendance. On l’aura compris, cet objet transitionnel, investit des affects entourant la mère, est là pour prévenir ou contrecarrer la plus effrayante des expériences : sa disparition.

Mais passée l’enfance, l’investissement affectif d’objet comme précaution contre l’abandon reste actif. Plus de doudou, certes, mais des grigri, des fétiches, qui nous aident à ne pas être engloutis par le monde.

La montre fait partie des objets qui peuvent participer de cela.

 

 

Méditatif, l’impétrant sut qu’il était à la fin de son second voyage. Certes, son interrogation sur la montre l’avait enrichi de deux explications de notre relation aux objets – celle du savoir du corps et celle de l’expérience des émotions -. Pourtant, il savait qu’il fallait encore chercher ailleurs quelque chose que la montre a de plus que cette capacité à s’inclure dans l’enveloppe symbolique entourant le corps et le cristallisant comme entité.

 

 

Le voyage dans la spiritualité

 

 

L’impétrant sut que ce dernier voyage, celui vers le spirituel, allait impliquer une recherche qui était au-delà du seul savoir. Il fallait entrer dans le secret de l’être, et cela en entendant un maître.

Il se mit alors en route pour la maison du constructeur. Elle surplombait la ville depuis le nord, lieu que la tradition campagnarde appelle l’endroit et qui affiche pour la vallée les premier rayons de soleil. L’atelier est modeste mais tout entier fait pour capter et retenir la lumière nécessaire à la pensée et au travail.

Il avait déjà rencontré le constructeur auparavant. C’était un homme alerté de ses démons, qui avait œuvré à les apprivoiser par les arts martiaux et l’ordre spirituel. Il ne concevait l’existence qu’entièrement cohérente. Aussi, tourné vers le passé par sa tâche de dépositaire du génie horloger, engagé au présent en reformulant celui-ci, il avait tout naturellement répondu à l’appel de l’avenir. Il participait en effet, au travers d’un engagement autant mental que physique, à une entreprise visionnaire et responsable, tout à l’honneur de notre temps : refaire du soleil un interlocuteur de notre vie de terrien.

L’impétrant connaissait les nombreuses réalisations du constructeur, son habileté à recréer les complications héritées des maîtres fondateurs, mais aussi sa capacité à en exploiter et à en étendre les principes dans un renouveau esthétique. Mais ce n’était pas cela qu’il était venu chercher.

Il perçut subitement ce qu’il y avait en plus dans sa démarche, ce qu’était la vision sous-jacente à cette entreprise apparemment d’un autre temps.

Le constructeur était l’héritier d’un temps de lumières où créer des mécanismes et penser l’univers se confondaient. L’esprit divin lui-même était imaginé comme un Dieu Horloger. Le mouvement de la montre est toujours une cosmogonie, et l’améliorer, le faire évoluer n’est pas qu’œuvre de mécanique, mais, et aujourd’hui encore, une  participation aux forces de l’univers.

Par cette petite illumination, il sut alors qu’il n’avait besoin de rien de plus, que ses voyages étaient terminés et que le dernier, malgré sa brièveté, l’avait éclairé sur ce qu’il cherchait et pourquoi il le cherchait. Il sut aussi que la partie de sa vie où il avait été l’impétrant était terminée. Ainsi initié, il était désormais en charge de porter toujours plus avant, à l’aide de ce qu’il avait appris, dans la mesure de ses moyens, cette part du rêve de l’homme. Il prit congé.

 

 

La tâche engagée

 

Sur le bureau Zénith, documents, notes, ouvrages, outils, montres s’étaient accumulés. Celui qui fut l’impétrant était arrivé au bout de sa quête, et il s’essaya à rendre compte de manière simple de ce qu’il avait appris sur la montre.

A la recherche de ce qui fascinait dans cet objet, de ce qui le rendait nécessaire hors de sa fonction réelle, du désir de possession qu’il suscitait, il avait interrogé les mécanismes de son rôle social, de ses relations au corps, à l’émotion et finalement de son emprise sur la pensée transcendante. Il avait aussi compris comment cet instrument immédiatement devenu signe du monde avait trouvé avec hésitation sa relation au corps.

Elle fut d’abord bijou, accroché à la châtelaine, réapparue aujourd’hui sous la forme de la breloquière, moyen fruste d’afficher d’avantage une potentialité que du pouvoir, par l’entremise des multiples clés suspendues. La montre n’y retournera pas.

Elle s’afficha ensuite au lieu désigné de l’opulence, dans une poche du gilet, avec une chaîne pour rappeler que même cachée elle était là. La montre n’y retournera pas non plus.

Elle migra ensuite sur le bras, signe de l’activité, du mouvement, de l’agir sur le monde. Elle sera ainsi doublement insérée : dans le temps de tous, dans la vie individuelle. Elle y restera, à condition que soient respectées ses attaches mystérieuses à la vie et à la pensée.

 

La montre mécanique, mobile, visible, sonore se fait reconnaître par nos expériences corporelles pour traverser la sphère du vivant. La tâche pendante est d’identifier seuils et limites de ces interrelations, afin que perdure cet objet inspiré. Nous en aurons encore besoin longtemps, car son mouvement complexe et obstiné apaise l’inquiétude de l’homme face à la contingence de sa propre vie, face à l’insondable incertitude du cosmos. Et cette magie se cache dans ce petit objet que les humains portent sur eux pour le faire voir.

 

 

 

                                                                   Pierre Zurcher,

Dr. es sc. de l’éducation

Décembre 2006

 

 

 



[1] Le petit Larousse compact 1997

[2] Gilbert SIMINDON, du mode d’existence des objets techniques, Aubier-Montaigne, Paris 58

[3] En particulier Van Gennep

[4] En fait celle de Londres, les anglais furent là les premiers.

[5] A l’équateur

[6] Les familiers du dialecte suisse-alémanique comprendrons le double sens de l’expression : « es fält im es Redli » est pour le moins dépréciatif puisque mise en doute de la cohérence mentale de celui qui est visé.

[7] Site de l’Observatoire de Paris.

[8] 5 secondes par mois contre 5 secondes par jour pour un chronomètre COSC.

[9] Il s’agit bien sûr de Winicott.